Le numérique ne fait pas que des heureux, loin s’en faut, il est même facteur de distorsion sociale, de discrimination par le savoir ou le savoir-faire informatiques, et par un traitement inégal des territoires en matière d’infrastructures. Et la fracture, loin de se résorber, parait s’aggraver encore…Nos gouvernants ne montrent aucun empressement à régler le problème ; ou seulement avec le secours du temps puisqu’à court ou moyen terme les principaux concernés (ceux qu’on appelle les séniors) finissent toujours par disparaître. Le cynisme en la matière, même involontaire, peut aussi passer par là.
En 2018, 27% des soixante et plus
n‘avaient pas d’Internet. C’est énorme, et particulièrement sensible dans un
contexte de disparition des services publics de proximité. Car en effet la
fracture numérique s’accompagne de la disparition des services publics dans les
territoires abandonnés par la République (comme on dit).
Une certaine élite fait encore semblant
de croire que le numérique sera le « Deus ex machina » des carences ou
des désengagements de l’Etat, qu’il prendra la forme d’un succédané de l’action
publique et de la solidarité nationale,
qu’il se transformera en petite souris républicaine chargée d’infuser
partout sa présence, en lieu et place d’une fonction publique qu’on aura fini,
délibérément, par mettre hors d’état de servir.
Cette fracture numérique quelle
est-elle ? De quoi, de qui, est-elle le nom ? N’est-elle pas au fond
le pendant d’une fracture sociale ou bien, tout aussi grave, la cause ou les
effets d’une fracture citoyenne ? Ainsi fabrique-t-on des sous-citoyens
dans l’incapacité désormais de participer à la vie de la cité dans ce qu’elle a
de plus banal et élémentaire comme par
exemple déclarer ses impôts. On a vu tout dernièrement des queues interminables
de gens devant les services fiscaux pour remplir convenablement leur
déclaration de revenus, des jeunes, comme de plus âgés, cherchant l’aide ou les
conseils d’agents de service publics débordés. Servitude volontaire ? De la
ténacité en tout cas, ou de l’obstination pour exercer ses devoirs de citoyen !
L’Etat devrait en être reconnaissant, mais notre gouvernement semble-t-il n’en
a cure, les gens devront bien se débrouiller.
On estime à 12% le taux de la population
française en manque d’équipements informatiques, et à plus de 45 % en défaut de
connaissances de base sans lesquelles le « tout-numérique » se transforme
en chemin de croix.
Dans le même temps l’accès aux
services publics est rendu de plus en plus difficile. Par exemple 7500 bureaux
de poste ont encore disparu en 2020 (9500 en 2015) ; situation analogue
pour les services fiscaux, ou ceux du Trésor, ou les caisses primaires
d’assurance maladie… Pourtant le gouvernement reconnaissait que sur les 14
millions de Français en difficulté devant l’informatique, « 6 à 7 millions
ne seraient jamais autonomes. » Un certain cynisme là encore, intolérable au
regard de la continuité et de l’égal accès aux services publics lesquels dès
lors ne sont plus garantis.
Usagers-citoyens
Ainsi, au plus près des
territoires, 75 000 communes en 2020 n’avaient toujours pas d’Internet qui
fût fiable ou suffisamment rapide. Comment dès lors, dans ce contexte de
fragilisation, assurer un service crédible et accessible en l’absence de
services publics dignes de ce nom et à la hauteur des besoins et des
demandes de la population ?
Ces services publics désormais,
l’Etat ayant abandonné le terrain, ont pris des formes nouvelles et sont
principalement assurés par les collectivités locales au travers notamment les
espaces « France service ». Ces
structures n’ont pas, loin de là, la puissance et l’efficacité de services
publics adaptés munis de moyens suffisants de fonctionnement, cela dans
l’intérêt de la population des territoires « périphériques », urbains
ou suburbains.
Défendant au fond une société
plutôt individualiste, le gouvernement
entend bien continuer sa politique de dématérialisation en omettant de
considérer et de régler les problèmes collatéraux posés aux usagers-citoyens.
Le Conseil économique et social,
dans son dernier avis sur le sujet, revendique le droit au refus numérique.
Ainsi le pouvoir en place serait moins tenté de se servir du « tout
numérique » comme alibi pour délaisser les services publics dans ces
territoires.
Par ailleurs l’usage de
l’informatique commande de la part des utilisateurs des connaissances et une
adaptation continuelle dont beaucoup ne peuvent se prévaloir. On observe que
nombreux sont ceux qui abandonnent des procédures administratives pour cette
raison-là, et délaissent des droits susceptibles de faciliter leur réinsertion.
S’agissant des infrastructures, le
pouvoir est tenté par une couverture inégale : un débit qualifié de
« bon débit » à savoir 8
mégabits/seconde seraient suffisants pour les territoires périphériques, comparés
au 30 mégabits/seconde réservés à des territoires réputés prometteurs et
porteurs d’avenir, qui reçoivent toutes les faveurs et les aides du pouvoir.
C’est pourquoi il s’agirait
d’éviter cette autre rupture
territoriale. Il est crucial de veiller à une couverture égale sur la
totalité du territoire préservant l’égal accès
à Internet. Ce domaine, comme tant d’autres, doit impérativement être
épargné par une rentabilité financière à court terme. Internet est un bien
commun et devrait être géré démocratiquement, dans l’intérêt général.
Il en va d’un aménagement du
territoire qui se doit d’être harmonieux et égalitaire. Il y a lieu de
prioriser le traitement des zones blanches pour ne laisser personne ni aucun
territoire à l’écart d’une technologie qui peut, malgré les réserves qui ont
été brièvement présentées ici, contribuer au lien social.
Notons enfin que ce qu’on nomme l’illectronisme
se fonde sur un illettrisme qui reste pandémique dans notre pays.
Le plus important aujourd’hui, le
plus crucial, le plus urgent, est bien de garantir à tous une possibilité de
saisir l’administration autrement que par le numérique, de permettre à tous l’utilisation
des moyens classiques tels que le courrier postal, le téléphone et bien entendu
l’accueil physique.
Se pose, plus que jamais, en même
temps que les évolutions technologiques, l’ardente nécessité de réinstaurer
l’humain au cœur de la question.
JMG